• novembre 13, 2022

          Entretien avec Alexandre Gurita, Directeur de la Biennale de Paris : « ….L’art invisuel pourra faire de l’Afrique,  le continent de l’avant-garde de l’art du XXIe siècle…. »

          Entretien avec Alexandre Gurita, Directeur de la Biennale de Paris : « ….L’art invisuel pourra faire de l’Afrique,  le continent de l’avant-garde de l’art du XXIe siècle…. »

Inscrit au cœur des activités du Festival des Arts de la Rue d’Assouindé (FARA) édition 2022, le colloque international sur l’art  invisuel de l’Afrique aura lieu le lundi 14 Novembre prochain à l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) d’Abidjan. Placé sous le thème ‘’ La part de spiritualité dans l’art africain connectée à la part invisuelle de l’art occidental’’,  ce colloque entend  mettre à disposition des artistes les outils les plus avancés de la recherche en art invisuel et répondre aux problématiques invisuelles à fortes potentialités de développement, théorique et pratique. A quelques heures de l’ouverture des travaux de cette rencontre, Alexandre Gurita, Directeur de la Biennale de Paris créée en 1959 par André Malraux et de l’Ecole nationale d’art (ENDA), première école de recherche artistique, fait un tour d’horizon sur l’origine de la notion d’art invisuel et les perspectives pour l’Afrique.

Après nous avoir rappelé le principal objectif du colloque international sur l’art  invisuel de l’Afrique, dites-nous concrètement, votre touche personnelle.

L’objectif de ce colloque est de faire connaître l’art invisuel en Côte d’Ivoire et si possible en Afrique. Mais aussi de mettre en avant le fort potentiel de l’art en l’Afrique, rendu possible grâce à l’art invisuel qui offre une approche complètement renouvelée de la définition de l’art, désoccidentalisé et totalement respectueuse des spécificités de l’Afrique.

Quel est votre regard sur l’art invisuel de l’Afrique en lien avec la réalité  contemporaine ?

L’art invisuel n’existe pas en Afrique aujourd’hui.  Cependant, il existe quelques artistes invisuels d’origine africaine en Europe tels que Mariem Memni, Souleymane Sanogo ou encore Jules Niamien.  Mariem Memni est une artiste belgo-tunisienne qui a créé l’EEIMA (l’École européenne pour l’intégration des migrants par l’art), première école d’art en Europe dont la mission est d’intégrer les migrants par l’art. Selon l’EEIMA, tout comme l’artiste décide de son œuvre, le migrant décide de son existence. L’EEIMA est basée à Bruxelles.  Souleymane Sanogo est un artiste d’origine ivoirienne vivant en France dont le projet O.R.S. (Ordre de la reliance sacrale) consiste à considérer que si chacun est détenteur d’une forme de spiritualité, alors il possède aussi une créativité. Sa notion de « artnimisme » considère que l’art est dans tout à l’état potentiel.  Jules Niamien d’origine ivoirienne et vivant en France développe l’École de la débrouille, une école où les élèves apprennent la débrouille comme on apprend n’importe quelle autre matière.  Je mentionne également le premier Master Recherche Art Invisuel dans le monde qui a été créé à l’ISBAS (Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse) en Tunisie, grâce à l’artiste Mariem Memni.

Pourquoi l’art invisuel n’existe pas en Afrique ? Parce que pour qu’un artiste invisuel existe il y a un certain nombre de critères à remplir. En résumé, la personne doit se dire « je suis une ou un artiste et cette pratique est ma pratique artistique ».

Pour exemplifier mon propos, imaginons qu’une africaine qui a trois enfants fait preuve d’une grande créativité pour élever ses enfants. Elle se dit « tiens, puisque je ne peux pas envoyer mes trois enfants à l’école je vais en envoyer un seul et ensuite celui-ci deviendra le professeur des deux autres ». À partir d’une contrainte de vie extrême, grâce à la créativité elle a trouvé une solution pour ses enfants. Il s’agit ici clairement d’une pratique d’art invisuel. Mais si la mère n’identifie pas cet acte de créativité comme étant une pratique artistique invisuelle et elle-même comme une artiste, alors elle n’existe pas en tant qu’artiste invisuelle. Voilà pourquoi il est fort probable qu’en Afrique il existe probablement beaucoup de personnes créatives et autant d’artistes invisuels sans le savoir.

Lors d’un workshop que j’ai organisé suite à l’invitation de l’artiste Ricardo Mbarkho à l’École des arts visuels de l’Académie Libanaise des beaux-arts (ALBA) à Beyrouth, une des participantes me disait que ses enfants lui demandaient de temps à autre de changer ses chansons. Elle était contrainte à être créative par ses enfants qui s’ennuyaient, en entendant tout le temps les mêmes refrains… Cette étudiante en 4e année dans une école supérieure d’art m’a immédiatement donné cet exemple de cet aspect de sa vie qu’elle avait identifié comme une pratique artistique invisuelle.

Je reviens sur ce point important. Même quand la pratique existe dans sa vie, cela ne suffit pas, il faut la déclarer clairement comme une pratique artistique. J’ai la ferme conviction qu’en Afrique il existe un énorme potentiel artistique, ce qui peut constituer une extraordinaire opportunité pour que ce continent s’offre une place centrale sur la scène artistique internationale.  Ce potentiel d’art invisuel en Afrique existe pour plusieurs raisons : la vie y est très dure et beaucoup de monde est contraint à être créatif pour y faire face, l’Afrique s’est émancipée de l’occident depuis plus d’un demi-siècle et ce processus doit absolument continuer, il existe un désir d’affirmer l’Afrique pour en faire un continent moteur du monde de demain et en dernier l’obsolescence de l’art visuel. Souvent la créativité naît de la contrainte et je crois qu’en Afrique il y a énormément de contraintes dont énormément de potentiel créatif, artistique.

Est-ce que, selon vous, l’art invisuel africain a-t-il transcendé les clichés occidentaux pour se hisser au firmament mondial ?

Non, du tout. Les artistes africains imitent les artistes occidentaux. Ils ne sont pas à l’origine des grands courants et mouvements artistiques, des grandes innovations qui ont forgé l’histoire de l’art, l’impressionnisme, la performance, les avant-gardes du début du XXe siècle, etc.

Je suis bien conscient que mon propos va heurter du monde mais si quelqu’un peut argumenter le contraire, j’accepte de me tromper. Quand je dis Afrique,  je comprends un des continents hors occident. En Asie c’est pareil qu’en Afrique, en Amérique du Sud pareil.

A chaque fois que j’organise un projet avec des artistes en dehors de l’occident, je demande à ces artistes pourquoi ils n’arrêtent pas d’imiter des artistes européens, morts de surcroît ? Je leur dis qu’en France les jeunes artistes imitent les vieux et surtout les morts et que cela reste le meilleur chemin pour rater sa vie d’artiste. Je leur demande pourquoi ils n’inventent pas quelque chose de différent, quelque chose qui soit l’expression de leur subjectivité, de leur unicité, au lieu d’idolâtrer et de copier des artistes qui ont pu être inventifs en leur temps, dans un autre espace-temps que la société contemporaine. Faire un ready-made aujourd’hui n’a aucun sens, cela avait un sens pour Marcel Duchamp en 1913. Mais 1913 n’est pas 2022. Je pense qu’un bon artiste doit toujours avoir une montre pour ne pas oublier le temps dans lequel il vit, son temps. L’art occidental a colonisé intégralement l’art africain, comme le monde entier d’ailleurs, parce que les artistes africains n’ont rien fait pour s’opposer aux artistes occidentaux avec leurs modèles. Ils n’ont pas voulu créer leurs propres formes d’art, leurs propres langages.

L’art africain s’est soumis volontairement aux clichés occidentaux, à l’art occidental. Maintenant, avec l’émergence de l’art invisuel à la fin du siècle passé et au début de ce siècle tout peut changer.

Comment l’art invisuel est né ? En quelques  mots, à cause ou grâce à l’impossibilité de l’art visuel de se renouveler et se constituer comme un espace de liberté pour les artistes. L’art visuel est mort en tant qu’art. Il peut continuer à être vivant en termes d’artisanat ou de décoration mais en qualité d’art il est mort. Tout arrive à l’épuisement et l’art visuel n’a pas fait exception. J’associe l’art à l’inventivité, à l’avènement de nouvelles formes, de nouveaux formats, de nouveaux langages. Un certain nombre d’artistes, insatisfaits de l’art visuel qui ne leur offrait plus de possibilité d’être créatifs ont voulu aller plus loin et trouver des nouvelles ressources, des nouvelles perspectives pour leurs propres pratiques. Ils se sont affranchis de l’art visuel pour ces raisons. On pourrait dire aussi que l’art invisuel est occidental tout comme l’art visuel. Et c’est vrai que son origine se situe en Occident, une fois de plus, en Belgique, en France, en Italie. Mais, contrairement à l’art visuel, l’art invisuel est au tout début et rien n’est encore joué sur ce terrain. De plus, l’art invisuel est très économique et très écologique. Il n’a pas besoin de matériaux physiques, de techniques et de technologies, de logistique, d’assurance, etc. Une des particularités de l’art invisuel c’est qu’avec très peu de moyens on peut faire beaucoup de choses.

Très concrètement, si l’art invisuel est favorisé en Afrique sérieusement et qu’il se développe de plus en plus, les autres continents, y compris l’Europe, vont se trouver dans une situation complètement nouvelle dans laquelle l’art se passe en Afrique et non plus en occident comme depuis des siècles. Cette situation pourra faire de l’Afrique le continent de l’avant-garde de l’art du XXIe siècle.

Contrairement à l’art visuel, l’art invisuel se plie sur le réel, il est respectueux de l’autre, il n’impose pas une vision, un langage, un format comme l’art visuel le fait. Si vous voulez être artiste visuel, vous êtes obligé de faire un tableau ou une installation par exemple. Parce que l’art visuel n’existe qu’à travers ce type de format. Mais si vous voulez faire de l’art invisuel, le format et le matériel c’est votre existence, c’est votre subjectivité et expérience de vie et vous avez une infinité potentielle de supports et de langages à votre disposition. Il n’y a rien d’imposé.

L’art visuel est un art à sens unique, capitaliste, un art de production et de compétition. L’art invisuel est un art multiple, un art d’existence, de partage.

Quelles sont vos attentes pour le couronnement de ce colloque ?

Ce colloque peut enclencher une dynamique d’ouverture de la définition de l’art qui j’espère ne s’arrêtera pas à la fin du colloque.  Tout dépendra des moyens de communication qui y sont consacrés pour que le plus de personnes soient au courant de son existence. Idéalement ce serait de le pérenniser et de l’organiser chaque année pour qu’il devienne une force d’émulation d’une scène artistique invisuelle africaine potentielle.

Un mot pour clore cet entretien.

« L’art est le raccourci entre l’impossible et l’essentiel ». Cette définition de l’art que je donne, semble caractériser au mieux le fait que l’Afrique, après des centaines d’années de soumission à l’art occidental, a l’occasion de s’imposer dans le monde par l’art, d’être à l’origine de nouvelles choses dans le monde. A travers l’art invisuel, l’Afrique peut devenir le lieu de référence de l’art du XXIe siècle et jouer ainsi un rôle clé dans le monde de demain, mais qui se fait aujourd’hui, ne l’oublions pas.

 

Propos recueillis par Rodéric  DEDEGNONHOU-

NOTE

  1. Toujours selon la définition d’Alexandre Gurita, avec l’art invisuel, l’art visuel n’est pas tout l’art mais seulement une partie. L’art invisuel relativise ainsi la définition de l’art. L’avènement de l’art invisuel engage un changement de paradigme dans l’art. Quelques citations d’Alexandre Gurita : « L’art c’est l’art de l’art. », « Nous n’avons aucune preuve sérieuse que l’art est dépendant de l’œuvre d’art et pour cette raison nous pouvons supposer le contraire. », « Penser l’art est dangereux, être pensé par lui s’avère fatal. », « Le marché de l’art convertit les artistes en exécutants. ». Alexandre Gurita a donné des conférences, organisé des ateliers de travail et des projets au Palais de Tokyo, à l’Hôtel de Ville de Paris, aux Archives Nationales, à Guggenheim Museum Bilbao, à Université de Paris 1 – Sorbonne, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, au Grand Palais, à École du Louvre, à Belval – Université du Luxembourg, à l’Institut des arts visuels de Beyrouth, à New York University, à Apexart (NYC), à la Yale University School of Art.
  2. Bibliographie sur l’art invisuel : « Esthétique de l’art invisuel », par Corina Mila Chutaux, paru en 2021, « Post-Opus, Éthique de l’art invisuel », par Coline Periano, « Pour un art inoeuvré, inouï, inesthétique, invisuel… », par Jean-Claude Moineau, « De l’invisuel ou de la disparition de l’art physique », par Paul Ardenne en cours de parution.
  3. Le site de l’EEIMA (Ecole européenne pour l’intégration des migrants par l’art) : www.eeima.eu